1er CHAPITRE DE LA MORT HALLUCINANTE DE LAUTRÉAMONT

LES NEUF COMMANDEMENTS DE LAUTRÉAMONT, POUR DE FUTURS POÈTES MAUDITS

Tu écriras des poèmes avec du sang, du sperme ou des larmes, jamais avec de l’eau et encore moins de l’encre.
Si tu nais poète femelle, tu seras ange et démon, si tu nais poète mâle, tu seras démon et ange.
Tu ne créeras pas pour certaines gens, mais pour les morts qui n’ont pas pu achever leur création et pour les gens.
Si en faisant l’amour un poème monte en toi, tu te précipiteras pour l’écrire. En jouissant, tu l’oublierais.
Tu n’existeras pas pour ton époque, mais pour tous les temps et ceux qui n’arriveront jamais.
Tu écriras un poème comme si tu devais disparaître juste après, parce que tu le feras tôt ou tard et lui demeurera.
Si en écrivant un poème tu pleures et trembles, tu l’achèveras, même si ta maison est en train de brûler.
Tu aiguiseras tes vers comme des flèches d’or qui continueront de fouiller après les avoir arrachées.
Tu aimeras les maudits qui te liront et comprendront, car ce seront les seuls qui t’écriront une fois mort.

***

Paris, printemps 2010, Hôpital La Pitié-Salpêtrière

Je suis dans un coma profond depuis environ deux ans, d’après ce que je viens d’entendre autour de mon lit. Ça a été juste après le piaillement déchirant d'un moineau, dehors. Et comme ce site qui m’était apparu un après-midi depuis les profondeurs d’Internet, mes souvenirs commencent à faire surface. Oui, je sens qu’ils remontent peu à peu, ou peut-être redescendent de je ne sais où. Au fond, la surface de l’eau est celle de l’air... Mais c’est curieux, je ne comprends pas pourquoi ma mémoire a tout d’abord sélectionné ces étranges et obscurs commandements, alors que pour moi, tout commença le 24 Novembre 2008...

...J’étais au cimetière Montparnasse, un soir violet, lorsque apparut le comte de Lautréamont. Je ne reconnaissais pas les traits de son visage, mais je sus d’une manière brusque et soudaine que c’était lui. J’eus également l’intuition qu’ainsi, s’était achevée mon innocence, ma commode naïveté et qu’allait commencer en moi une effroyable métamorphose, une chute jusqu’aux catacombes de la lucidité. Lui, continuait de me regarder, avec ses yeux de poète mort, à travers lesquels je distinguais la tombe de Cynthia, que j’étais venu voir.
—Pourquoi moi, comte? —lui demandai-je, la voix teintée d’un léger ton de désapprobation, comme unique et dérisoire défense face à un tel revenant, celui de l’auteur des Chants de Maldoror.
—Tu veux dire, mauvais poète, pourquoi moi, Lautréamont?
Alors, dans ce cimetière où l’on dit que les oiseaux chantent d’une manière inconnue aux hommes, je me rendis compte de ma présomption. Moi qui n’étais qu’un anonyme assidu, de réunions poétiques qui se tenaient dans d’obscurs bistrots, l’ombre d’un rat de bibliothèque, j’avais demandé cela à un génie mort. Pendant ce temps, il se tenait immobile, pétrifié dans sa cape obscure et longue, avec ce visage émacié qui ouvrait des yeux sans fond. Je savais qu’il était en train de lire dans mes pensées, aussi aisément qu’un lecteur le ferait avec cette page.
Losqu’il disparut, je pensai que tout était bien ainsi, que ma vie prenait enfin une direction logique, un chemin de lumière, même s’il était ouvert par un mort. Mais je sortis du cimetière en pleurant, car je comprenais et pressentais beaucoup de choses. Par exemple que dorénavant, j’allais souffrir l’indicible.

***

Montparnasse, printemps 2010, un commissariat du 6ème

Le regard que dirige le commissaire Paul Vaillant vers la voyante Isabelle Dupoix vaut cent images. Il ne cesse de manipuler un stylo, qui fait de la publicité à un bar et elle serre contre son abdomen, comme s’il contenait toutes ses économies, un vieux sac à main râpé. C’est une femme entre deux âges (beaucoup plus proche du second que du premier), tout comme le commissaire.
—Mademoiselle Dupoix, pouvez-vous, s’il vous plaît —et Vaillant fait une pause, tout en accélérant les mouvements du stylo—... nous répéter, à l’inspectrice Béatrice de Lorelle et à moi-même, la dernière de vos théories qui justifieraient vos honoraires, plus qu’anormaux, je dirais anomaux.
De Lorelle cherche le regard de la voyante et lui en lance un de soutient, pour l’inviter à ne pas craindre cet incrédule, accoutumé à ses petits sachets en plastique pleins de pièces à conviction.
—Eh bien je vous le répèterai de nouveau —balbutie au début Isabelle Dupoix, bien que sa voix aille se raffermir peu à peu—. Et j’espère que cette fois-ci vous n’allez pas casser un autre stylo entre vos mains, comme voici un instant. Lautréamont, poète maudit par excellence, a été un pionnier de la poésie surréaliste, pour ne pas dire de toute celle du XXème siècle. Mort à vingt-quatre ans, il a eu une vie intense et mystérieuse, flanquée de deux guerres. Il nous a surtout laissé les célèbres Chants de Maldoror, un livre inclassable, qui se situe dans des marécages et parages lugubres. Ces six Chants représentent un texte blasphème, violent et même cruel, qui deviendra la bible noire des surréalistes. Mais Isidore Ducasse a énormément souffert du mépris que les critiques et son diplomate de père ont montré envers ses écrits. Sans parler de sa famille uruguayenne et grenouille de bénitier, qui l’a traité comme un paria. Par contre, le jeune Isidore savait qu’il avait du génie et la postérité lui a donné raison. Lorsqu’il mourut, quelque chose de lui est demeuré parmi nous...
—Halte-là! —lance Vaillant en lui coupant la parole et brandissant son stylo—. Je savais que vous alliez remettre ça sur le tapis de la cartomancienne. Lorsque vous vous jetez à corps perdu, les parapsychologues, dans des thèses plus ou moins documentées, c’est curieux mais il y a toujours un moment où vous perdez les pédales et où vous redescendez aux catacombes. Qu’est-ce que c’est, ce “quelque chose”? Vous êtes allée au cimetière Montparnasse, Mademoiselle Dupoix? En effet, là-bas, il y a quelque chose: les restes d’Isidore Ducasse. Allan Kardec, le père du Spiritisme, croyait lui aussi aux “quelque choses”. Mais malgré sa doctrine et le fait d’avoir été enterré sous un joli et mystérieux dolmen, au Père Lachaise, il est sous terre. J’admets que dans son cercueil, il doit aussi rester quelque chose. Pour ce qui est des Chants de Maldoror, franchement, je n’y comprends rien. Il se peut que ce soit la bible des surréalistes, mais de toutes façons, je ne les comprends pas eux non plus. Ceci dit, je reconnais que comparé avec ce que vous nous avez expliqué aujourd’hui, un poème de Breton me paraît la liste des commissions du samedi après-midi.

***

J’ai toujours cru que les évènement important, dans notre vie, sont précédés de signes subtils et avant-coureurs. L’apparition de Lautréamont l’avait été, au matin, sur le corps de Solange. Tandis que je saisissais sa poitrine et jouissais, j’ai senti que quelque chose s’achevait en moi, que vieillissaient rapidement mes cellules et j’avais crié, sans savoir si c’était de plaisir ou de désespoir. Il n’avait pas commencé à pleuvoir et à tonner, comme dans ces films de terreur, mais il s’était levé une bise violente qui poussait avec rage les fenêtres. Une coïncidence : le vent soufflait également dans le texte que j’avais lu au matin, sur Internet. J’avais eu un mal fou à trouver la cachette virtuelle de ce site, dont les pages décrivaient la naissance du petit Isidore. De lien en lien, je m’étais enfoncé dans l’enchevêtrement propre de la Toile et soudain, le site apparut, monta plutôt, comme engendré par les pixels et mégahertz depuis les profondeurs. Obscur, flou et signé par un anonyme, comme il ne pouvait pas en être autrement. Il imaginait ou décrivait le jour de la naissance d’Isidore-Lucien Ducasse, dans ce Montévidéo que l’on surnommait « Le Petit Paris » et assiégé à ce moment-là, ironie du sort, par les français. Une description et un croquis de la rue Castro Barros faisait se dresser de nouveau la maison du futur génie maudit, au numéro 114 —elle fut détruite postérieurement— et dépeignait le moment météorolo- gique, en l’occurence un vent violent, des piétons inquiets, des cris, sans doute une femme assassinée ou violée par les troupes occupantes, ou peut-être une naissance dans cette grande bâtisse, là-bas, au 114...
Oui, Isidore naîtra en pleine « Guerra Grande » et mourra vingt-quatre ans plus tard dans un Paris assiégé par les prussiens. Pour lui, il n’y a donc jamais eu de paix, ni dans son temps, ni en lui. Ce fut l’homme de plusieurs batailles —certaines lui ayant été étrangères—, concentrées en une seule, celle de sa courte existence. Une vie dont d’aucuns ont mis la véracité historique en doute et moi, je dois reconnaître que j’en suis arrivé à la conclusion que Lautréamont n’a pas réellement existé. Du moins pas complètement, ou comme nous l’entendons. Mais tout en lui était aura fantomatique ! : sa pâle et languissante minceur, sur l’unique photo que l’on connaît de Ducasse, les cernes sous ses yeux d’halluciné. Et tout en lui était mystère et occultation ambiguë de son essence humaine, même si cela fut involontaire. Oui, tout conduisait celui qui enquêtait sur sa vie à se fourvoyer en elle comme dans ses Chants. Grâce au document virtuel, j’avais appris que quand Isidore Ducasse naît, Jules Verne participe à des débats passionés dans une librairie de Nantes, cela fait un an que le « Corbeau » d’Edgard Allan Poe vole à travers celles des États-Unis et deux, que Les Trois Mousquetaires croisent le fer pour la première fois... Mais ce bébé est déjà condamné à être un auteur inconnu à son époque, et à être le comte de Lautréamont pour tout ce qui lui reste d’éternité.

Le vent, qui continuait de s’acharner sur notre maison, paraissait vouloir y détruire tout ce qui était instable. Jusqu’à ce matin-là, j’avais toujours pensé que l’orgasme était l’un des plus grands miracles de la vie. Je m’étais demandé, à plusieurs reprises, comment il pouvait exister un paradis si vaste sur un sommet si réduit... Jusqu’à ce matin-là. Les seins de Solange se transformèrent dans mes mains, puis ils disparurent, tandis que je tombais à la manière d’Alice vers de profonds territoires ou nul ne vieillit, comme dans le Shamballa hindou ou le Tir Nan Og celte et même si cela paraît une contradiction —ça n’allait pas être la dernière—, où je me sentis plus vieux que jamais, perdu, parce que je frôlais le fond du plaisir, c’est-à-dire le sommet de l’inconnu. J’imagine que Lautréamont était déjà en train d’avancer vers le cimetière, très lentement, solennel. Croisant des piétons qui deviendraient inquiets sans savoir pourquoi, et le vent avait dû commencer à glisser depuis tous les nords, pour détruire ma maison.

***

—Si tu veux —intervient de Lorelle—, on te laisse seul pour que tu continues à te faire rire et au passage, tu casses tous les stylos du bureau. Écoute Paul, et tu sais que quand je ne t’appelle pas Pau-Paul, c’est que tu me fais bouillir et pas vraiment comme le fait mon fiancé ; il y a des années qu’on court après une ombre qui provoque la disparition de personnes, sans qu’elles laissent la moindre trace. Quand on a commencé cette enquête irréelle, tu avais encore des cheveux sur les fontanelles. Contrairement à d’autres cas, on a rien. Tout ce que nous avons enquêté, déniché, comparé, peut être résumé en quatre lettres : rien.
—Et rien, ce n’est jamais... « quelque chose » —glisse la voyante, avec un sourire de soulagement, pour la magnifique vengeance que vient de lui fournir son amie Béatrice.
Paul Vaillant manque de casser son stylo. Il préfère le poser et avec un geste plein d’agacement, qui ressemble à celui d’un romain dans un sénat antique, il invite la voyante à poursuivre son exposé.
—La nuit de sa mort —reprend Isabelle Dupoix—, Lautréamont, ivre de fatigue, frustration et tristesse, est assailli par une crise d’inspiration très aiguë. Il faut rappeler qu’après la publication des Chants de Maldoror, il écrivit une oeuvre plutôt conventionnelle, intitulée Poésies. Certains croient qu’il le fit pour séduire les critiques et apaiser la honte et la colère de son père. Mais quelques temps avant sa mort, l’esprit fantastique et rebelle du jeune écrivain commençait à surmonter le mépris et l’opprobre. Malheureusement, dans la nuit du 23 Novembre 1870, il mourut dans un tourbillon d’angoisse et de frustration, parce qu’il ne pouvait pas prolonger sa vie, ne serait-ce qu’un peu, pour écrire cette oeuvre.
—Je reconnais que vous parlez comme un livre —dit Vaillant, tandis qu’il bâille et se gratte les fontanelles dégarnies—. Et tout ça, vous l’avez vu dans votre boule de cristal ? Écoutez, madame Dupoix, on m’a élevé au milieu des polars de Simenon et de Conan Doyle, mais je vous assure que je n’ai pas l’habitude de confondre ma profession avec d’aimables enquêtes littéraires. Je vais vous laisser conclure, mais je tiens à vous signaler que vous ne m’avez rien apporté de tangible que je puisse mettre sous ma loupe. Bon, continuons. Vous disiez qu’avant de se transformer en « quelque chose », Ducasse souffre une sorte d’agonie au Jardin des Oliviers.
—Ça suffit ! —vociféra la voyante, qui était restée polie jusqu’à présent—. Tu ne sais pas ce que tu dis, mauvais policier. Et il ne peut pas intervenir dans ton existence pour l’instant, parce qu’il lui est impossible de pénétrer dans cette ignorance qui aide ton quasi-cadavre à survivre et lui sert de protection. Tu ignores tout de la vérité et ce sont tes pathétiques anticorps. Mais un jour viendra où l’hymen de ton incrédulité se rompra, et lui sortira de tous les recoins de ton présent, brutalement et entouré de loups bleus. Il se divisera en un nombre très élevé et fera irruption par chaque pore, dans toutes tes cellules. Et tu crieras comme un enfant, tandis que les loups entraîneront chaque lambeau de ton âme hurlante à travers la Première Forêt. Alors, tu sentiras ce que c’est qu’être mort en vie sans le savoir.

De Lorelle, les yeux écarquillés, ramasse le sac à main de son amie (rarissime, le fait qu’elle le lâche) et le lui tend avec douceur. L’autre s’en empare sans dire merci et sort du bureau en claquant la porte.
—La voyante qui publie des pavés publicitaires dans les journaux gratuits et qui me convertira en zombie, n’est pas encore née —conclue Vaillant, beaucoup plus impressionné qu’il veut le paraître.
—Je crois qu’on a quelque chose —murmure de Lorelle, songeuse—. Il a été ici, j’en suis sûre.
Et en disant cela, elle a l’impression de sentir une peur presque inconnue. Un mélange d’effroi intime, ainsi que de respect mystérieux et reculé. Elle avait ressenti quelque chose de similaire, le jour où on lui avait parlé du loup pour la première fois, à l’école. Ses oreilles enfantines avaient alors entendu cette étrange croyance, depuis lors gravée en elle et en lettres jaunes: « C’est le seul être qui, tandis qu’il t’observe sans que tu le saches, peut provoquer en toi un long frisson..."

(Roman inédit, enregistré et protégé par le Registre de la Propriété Intellectuelle)